X

Dans ma solitude, je me chante la berceuse douce, si douce, que ma mère me chantait, ma mère sur qui la mort a posé ses doigts de glace et je me dis, avec dans la gorge un sanglot sec qui ne veut pas sortir, je me dis que ses petites mains ne sont plus chaudes et que jamais plus je ne les porterai douces à mon front. Plus jamais je ne connaîtrai ses maladroits baisers à peine posés. Plus jamais, glas des endeuillés, chant des morts que nous avons aimés. Je ne la reverrai plus jamais et jamais je ne pourrai effacer mes indifférences ou mes colères.

Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s’endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m’était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon cœur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d’humilité, si consciente de sa faute, de ce qu’elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n’avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n’avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m’avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.

Vengé de moi-même, je me dis que c’est bien fait et que c’est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu’elle était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c’est du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu’elle m’aimait trop, parce qu’elle avait le cœur riche, l’émoi rapide et qu’elle craignait trop pour son fils. Je l’entends qui me rassure. Tu as raison, Maman, je n’ai été méchant qu’une fois avec toi et je t’ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n’est-ce pas, je t’ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis. Mais j’aurais pu t’aimer plus encore et tous les jours t’écrire et tous les jours te donner ce sentiment d’importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille chérie.

Je ne lui écrivais pas assez. Je n’avais pas assez d’amour pour l’imaginer, ouvrant sa boite aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n’y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j’ouvre ma boite aux lettres et que je n’y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j’attends depuis des semaines, j’ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire, c’est que j’étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes : « Inquiète sans nouvelles télégraphie santé ». Je me hais d’avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d’une nymphe encore sur mon visage : « Je me porte admirablement bien lettre suit ». La lettre n’avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c’est ma dernière lettre.

Je me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l’argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J’aurais dû lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l’aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l’ai beau coup écoutée, que j’ai participé hypocritement aux dissensions de famille qui l’intéressaient tant et qui m’ennuyaient un peu. J’abondais dans son sens, je l’approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu’elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. « Toi, au moins, mon fils, tu n’es pas comme les autres, tu marches normalement, c’est un plaisir de se promener avec toi. » Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à l’heure.

Ce qui me fait du bien aussi, c’est de me dire que j’ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n’était jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais : « Tu es élégante comme une jeune fille. » Elle rayonnait alors d’un timide bonheur, rougissait, me croyait.

À chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu’elle avait de porter sa petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d’être une isolée et une dédaignée? Elle s’abreuvait de mes louanges, avait un fis. Mais le seul vrai réconfort, c’est qu’elle n’assiste pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d’être gai, je viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.

Un autre remords, c’est que je considérais tout naturel d’avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu’elle était en vie. Je n’ai pas assez désiré ses venues à Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n’avais qu’à envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n’avais qu’à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J’étais le maître de cette magie et je l’ai si peu utilisée, idiotement occupé que j’étais par des nymphes. Tu n’as pas voulu écrire dix mots, écris-en quarante mille maintenant.

Ma folie est de penser sans cesse à cette feuille de télégramme. J’écris dix mots à la poste et voilà, elle est à la portière du wagon, elle me fait signe en me désignant de l’index. Et voilà, elle se dépêche gauchement sur le marchepied, avec une peur horrible de tomber, car elle et la gymnastique, ça fait deux. Et voilà, elle avance vers moi, digne et honteuse, avec ses cheveux frisés, son nez un peu fort, son chapeau trop petit, ses talons un peu de travers et ses chevilles un peu enflées. Elle est un peu ridicule d’avancer ainsi péniblement, le bras en balancier, mais je l’admire, cette maladroite aux yeux fastueux, Jérusalem vivante. Elle est déguisée en dame convenable d’Occident mais c’est d’un antique Chanaan qu’elle arrive et elle ne le sait pas. Et voilà, sa petite main me caresse la joue. Elle est si émue. Comme elle s’est bien recoiffée et brossée dans la toilette du wagon, une demi-heure avant l’arrivée. Je la connais bien. Par de longs préparatifs, elle a voulu se rendre élégante pour faire hommage à son fils et en être bien jugée. Maintenant, elle se met sous ma protection et elle sait que je vais m’occuper de tout, du porteur, du taxi. Elle me suit docilement. Sa petite angoisse d’éternelle étrangère en tendant son passeport au gendarme genevois. Mais elle n’a pas trop peur parce que je suis là. Dans le taxi, elle me prend la main, y dépose un petit baiser maladroit, un baiser si léger, une petite plume de canari. Elle sent l’eau de Cologne pas très chère. Voilà, on est arrivés chez moi. Elle est intimidée par ce bel appartement. Elle aspire un peu de salive, c’est son petit tic de gêne, quand elle veut être distinguée. Et voilà, les cadeaux sortent de la valise. Que de gâteaux, préparés par elle, poèmes d’amour. Je la remercie et alors elle me donne un autre de ses baisers à elle, un baiser timide et poétique : elle me prend légèrement la joue entre deux de ses doigts et ensuite elle baise ses deux doigts. Tu vois, chérie, je me souviens de tout. Je la regarde. Oui, je la connais bien. Je connais ses petits secrets ingénus. Je sais très bien qu’elle ne m’a pas donné tous les cadeaux. Je sais qu’il y en a d’autres, cachés dans la valise, et qu’ils sortiront peu à peu, les jours suivants. Elle veut faire durer le plaisir, me donner un cadeau chaque jour, je fais celui qui ne se doute de rien. Je ne veux pas lui gâcher son petit plaisir. Maintenant, c’est le lendemain matin. Elle m’apporte le plateau du petit déjeuner. Elle est en peignoir. Finies, les vertueuses élégances de la veille. Elle se laisse un peu aller ce matin, car elle est vieille. Je suis content qu’elle soit en peignoir et en pantoufles. Ça la repose.

C’est le seul faux bonheur qui me reste, d’écrire sur elle, pas rasé, avec la musique inécoutée de la radio, avec ma chatte à qui, en secret, je parle dans le dialecte vénitien des Juifs de Corfou, que je parlais parfois avec ma mère. Mon impassible chatte, mon ersatz de mère, ma piteuse petite mère si peu aimante. Quelquefois, lorsque je suis seul avec ma chatte, je me penche vers elle et je l’appelle ma petite Maman. Mais ma chatte me regarde et ne comprend pas. Et je reste seul, avec ma ridicule tendresse en chômage.

Je suis hanté par cette scène que je lui fis. « Je demande pardon », sanglotait mon adorable. Elle était si épouvantée par son péché d’avoir osé téléphoner à cette comtesse et de lui avoir demandé « si mon fils Albert est toujours chez vous, madame ». Cette comtesse, à cause de qui je fis du mal à ma sainte mère, était une crétine sans postérieur, qui prenait au sérieux les fonctions et les décorations de son diplomate de mari, et qui parlait sans arrêt, l’idiote, comme un perroquet ivre de vin blanc. « Je ne le ferai plus », sanglotait mon adorable. Lorsque je vis les taches bleues sur ses mains, les larmes me vinrent et je m’agenouillai et je baisai follement ses petites mains et elle baisa mes mains et nous nous regardâmes, fils et mère à jamais. Elle me prit sur ses genoux et elle me consola. Mais lorsque, le lendemain soir, je m’en fus à une autre brillante réception, je n’emmenai pas ma mère avec moi.

Elle ne s’indignait pas d’être ainsi mise de côté. Elle ne trouvait pas injuste son destin d’isolée, son pauvre destin de rester cachée et de ne pas connaître mes relations, mes idiotes relations mondaines, cette sale bande de bien élevés. Elle savait qu’elle ne connaissait pas ce qu’elle appelait « les grands usages ». Elle acceptait, bon chien fidèle, son petit sort d’attendre, solitaire dans mon appartement et cousant pour moi, d’attendre mon retour de ces élégants dîners dont elle trouvait naturel d’être bannie. Attendre dans son obscurité, tout en cousant pour son fils, humblement attendre le retour de son fils lui suffisait. Admirer son fils revenu, son fils en smoking ou en habit et bien-portant, suffisait à son bonheur. Apprendre de lui les noms des importants convives lui suffisait. Connaître en détail les divers plats du luxueux menu et les toilettes des dames décolletées, de ces grandes dames qu’elle ne connaitrait jamais, lui suffisait, suffisait à cette âme sans fiel. Elle savourait de loin ce paradis dont elle était exclue. Ma bien-aimée, je te présente à tous maintenant, fier de toi, fier de ton accent oriental, fier de tes fautes de français, follement fier de ton ignorance des grands usages. Un peu tardive, cette fierté.